4…

 

C’était une frisquette soirée de novembre, du genre classique.

La lune semblait pâlotte et blême, comme si elle ne devrait pas être dehors par une nuit pareille. Elle s’était levée sans entrain et flottait comme un spectre malade. Se découpant en silhouette sur son disque aux contours vagues et flous dans l’humidité qui montait des marais insalubres, se dressait l’assemblage des tours et des tourelles du collège Saint Cedd de Cambridge, une profusion fantomatique de constructions jetées à travers les siècles, le médiéval côtoyant le victorien, le néoclassique auprès du Tudor. Ce n’était qu’en s’élevant à travers la brume qu’elles semblaient vaguement se rattacher l’une à l’autre.

Entre elles s’agitaient des personnages, se hâtant d’une pâle flaque de lumière à une autre, frissonnant, laissant des panaches de buée qui se repliaient derrière eux dans le froid de la nuit.

Il était sept heures. Un grand nombre de ces silhouettes se dirigeait vers le réfectoire du collège qui séparait la première cour de la seconde et d’où ruisselait comme à regret une chaude lumière. Deux personnages en particulier semblaient mal assortis. L’un d’eux, un jeune homme, était grand, mince et anguleux ; même emmitouflé dans un grand manteau sombre, il marchait un peu comme un héron vexé.

L’autre était petit, rondouillard et se déplaçait avec une agitation maladroite, comme un groupe de vieux écureuils essayant de s’échapper d’un sac. Il avait assurément un certain âge mais extrêmement difficile à déterminer. Si l’on choisissait un nombre au hasard, sans doute était-il un peu plus âgé que cela. Mais… Bref, impossible de le dire. Son visage assurément était sillonné de rides et le peu de cheveux qui s’échappaient de sous son bonnet de laine rouge étaient clairsemés, blancs, et ils avaient apparemment des idées bien à eux sur la façon de se disposer. Lui aussi était enveloppé dans un gros manteau, mais il portait par-dessus une robe aux plis amples avec une ganse violette très fanée, insigne de sa charge académique bien particulière.

Tandis qu’ils marchaient, c’était l’aîné des deux qui faisait toute la conversation. Il désignait sur le chemin des points intéressants, en dépit du fait qu’il fît trop sombre pour en distinguer aucun. Le plus jeune disait : « Ah oui » et « Vraiment ? Comme c’est intéressant… » et « Tiens, tiens, tiens » et « Bonté divine ». Tout cela en hochant la tête avec gravité.

Ils s’engouffrèrent, non par l’entrée principale, mais par une petite porte sur le côté est de la cour. Elle donnait sur la salle de réunion des Anciens et une antichambre aux lambris de bois sombre où les membres du conseil du collège se rassemblaient pour claquer dans leurs mains et faire des « brrrrrr » avant de gagner, par l’entrée qui leur était réservée, la table d’honneur.

Ils étaient en retard et se débarrassèrent en hâte de leurs manteaux. L’opération se trouvait compliquée pour le plus âgé des deux par la nécessité préalable d’ôter sa robe de professeur puis de la remettre une fois qu’il avait ôté son manteau, de fourrer alors son chapeau dans sa poche, de se demander ensuite où il avait mis son écharpe, de s’apercevoir qu’il ne l’avait pas emportée, puis de chercher dans sa poche de manteau son mouchoir, de partir à la recherche de ses lunettes dans son autre poche pour finir par les trouver fort inopinément enroulées dans son écharpe qu’il avait bien emportée après tout mais qu’il n’avait pas mise malgré le vent âpre et humide soufflant comme l’haleine d’une sorcière du fond des marais.

Il poussa devant lui le jeune homme dans la salle et ils prirent les deux dernières places vacantes à la table d’honneur, bravant un déploiement de lèvres pincées et de sourcils froncés pour avoir osé interrompre la prière en latin.

La salle était pleine ce soir-là. Elle était toujours plus volontiers fréquentée par les étudiants durant les mois froids. Ce qui était plus inhabituel, la salle était éclairée avec des bougies, comme elle ne l’était plus maintenant qu’en de très rares occasions. Deux longues tables où s’entassaient les convives s’allongeaient dans la pénombre scintillante. À la lueur des bougies, les visages étaient plus animés, le bruit étouffé des voix, le tintement des couverts et des verres semblait plus excitant et, dans les sombres recoins de la grande salle, tous les siècles de son existence semblaient présents à la fois. La table d’honneur formait une barre transversale tout en haut et elle était surélevée d’une trentaine de centimètres au-dessus des autres. Comme c’était un soir à invités, il y avait des couverts de chaque côté de la table pour loger les convives supplémentaires et nombre d’entre eux étaient assis le dos tourné au reste de la salle.

« Alors, jeune MacDuff, dit le professeur une fois qu’il se fut assis et en dépliant sa serviette, ça fait plaisir de vous revoir, mon cher garçon. Content que vous ayez pu venir. Aucune idée de tout ce que ça signifie, ajouta-t-il en promenant autour de lui un regard consterné. Toutes ces bougies, cette argenterie, ce tralala. Ça veut dire en général un dîner spécial en l’honneur de quelqu’un ou de quelque chose, dont personne ne se rappelle plus rien, sauf que ça veut dire pour un soir une chère plus délicate. »

Il s’arrêta et réfléchit un moment, puis reprit : « Ça semble bizarre, vous ne trouvez pas, que la qualité de la nourriture varie inversement avec l’éclat de l’éclairage ? On se demande à quels sommets culinaires les cuisiniers pourraient atteindre si on les confinait dans une perpétuelle obscurité. Ça vaudrait peut-être la peine d’essayer, à mon avis. Il y a quelques bonnes caves dans le collège qu’on pourrait aménager à cet effet. Je crois que je vous les ai fait visiter une fois, hein ? Bel ouvrage de brique. »

Son invité accueillit tous ces propos avec un certain soulagement. C’était la première indication fournie par son hôte que celui-ci avait le vague souvenir de qui il était. Le professeur Urban Chronotis, titulaire de la Chaire royale de chronologie, « Reg » comme il insistait pour se faire appeler, avait une mémoire que lui-même avait un jour comparée au papillon reine Alexandra aux ailes d’oiseau, en ce qu’elle était colorée, qu’elle voletait joliment çà et là et qu’elle était aujourd’hui, hélas, dans un état de presque complète extinction.

Quand il avait téléphoné pour l’inviter quelques jours auparavant, il avait paru extrêmement désireux de voir son ancien élève et pourtant, quand Richard était arrivé ce soir-là, un peu en retard, il est vrai, le professeur avait ouvert toute grande la porte d’un geste apparemment coléreux, avait sursauté en voyant Richard, avait voulu savoir s’il avait des problèmes affectifs, avait réagi avec agacement en s’entendant rappeler avec douceur que cela faisait dix ans maintenant qu’il avait été le directeur des études de Richard et avait fini par convenir que Richard était bien venu pour dîner, sur quoi le professeur s’était lancé dans un discours interminable et torrentueux sur l’histoire de l’architecture du collège, signe certain qu’il avait l’esprit complètement ailleurs.

« Reg » n’avait en fait jamais été le professeur de Richard, il n’avait été que son directeur d’études, ce qui signifiait en bref qu’il avait la responsabilité de son bien-être, qu’il lui disait quand avaient lieu les examens, lui recommandait de ne pas se droguer, etc. À vrai dire, on ne savait pas très bien si Reg n’avait jamais enseigné à personne et quelle matière, d’ailleurs, il aurait enseignée.

La matière qu’il enseignait était à tout le moins obscure et, comme il s’abstenait de donner des cours en recourant à la simple et vénérable technique consistant à fournir à tous ses étudiants potentiels une liste exhaustive d’ouvrages dont il savait qu’ils étaient épuisés depuis trente ans, puis à piquer une colère quand ceux-ci ne les trouvaient pas, personne n’avait jamais découvert la nature précise de sa discipline académique. Il avait, bien sûr, depuis longtemps pris la précaution de retirer des bibliothèques du collège et de l’université les seuls exemplaires existants des livres qui se trouvaient sur sa liste, si bien qu’il avait beaucoup de temps pour faire, eh bien, ma foi, pour faire ce qu’il faisait.

Comme Richard avait toujours réussi à s’entendre assez bien avec le vieil excentrique, il avait un jour rassemblé le courage de lui demander ce qu’était exactement la Chaire royale de chronologie. C’était un de ces jours d’été légers où le monde semble sur le point d’éclater de plaisir à la simple idée d’être et Reg se trouvait d’humeur étonnamment ouverte tandis qu’ils franchissaient le pont à l’endroit où la rivière Cam séparait les anciens bâtiments du collège des nouveaux.

« Une sinécure, mon cher garçon, une absolue sinécure, avait-il répondu, rayonnant. Un petit peu d’argent pour une très petite, dirons-nous, une inexistante quantité de travail. C’est une façon confortable, encore que frugale, de passer la vie. Je vous la recommande. » Il se pencha par-dessus le parapet du pont pour désigner une brique qu’il trouvait intéressante.

« Mais quel genre d’études est-ce censé être ? avait insisté Richard. S’agit-il d’histoire, de physique, de philosophie ? De quoi d’autre ?

— Eh bien, fit lentement Reg, puisque ça vous intéresse, la chaire fut fondée à l’origine par le roi George III qui, comme vous le savez, nourrissait un certain nombre d’idées amusantes, parmi lesquelles celle qu’un des arbres du parc de Windsor était en fait Frédéric le Grand. C’est lui qui a créé la chaire, d’où le titre de « royale ». Et c’est sans doute lui aussi qui en a eu l’idée, ce qui est plus étrange. »

Le soleil jouait sur la Cam. Des gens dans des barques plates se criaient gaiement les uns aux autres d’aller se faire voir. Des naturalistes émaciés qui avaient passé des mois enfermés dans leur chambre à devenir blancs comme des poissons, émergeaient en clignotant dans la lumière. Des couples marchant sur la berge s’excitaient si fort de toutes ces merveilles qu’il leur fallait rentrer à l’intérieur pour une heure.

« Le pauvre diable, continua Reg, je veux dire George III, était, comme vous le savez peut-être, obsédé par le temps. Il avait empli le palais d’horloges. Il ne cessait de les remonter. Parfois, il se levait au beau milieu de la nuit et parcourait le palais en chemise de nuit pour remonter les pendules. Voyez-vous, il était très préoccupé par l’idée que le temps continuait à aller de l’avant. Tant d’événements terribles s’étaient produits dans sa vie qu’il était terrifié à l’idée que l’un d’eux risquait de se reproduire si jamais on laissait le temps reculer, ne fût-ce qu’un moment. Une crainte bien compréhensible, surtout quand on est fou à lier comme je crains bien, malgré ma très profonde sympathie pour ce pauvre diable, que ce n’ait été le cas pour lui. Il m’a nommé, ou je devrais plutôt dire, il a créé ma charge, cette chaire, vous comprenez le poste que j’ai maintenant le privilège d’occuper… Où en étais-je ? Ah, oui. Il a donc institué cette Chaire de chronologie pour voir s’il y avait une raison particulière qui faisait qu’une chose arrivait après une autre et s’il n’y avait pas un moyen d’arrêter ce processus. Comme les réponses à ces questions étaient, je le sus tout de suite, oui, non et peut-être, je compris que je pouvais passer le reste de ma carrière à me reposer.

— Et vos prédécesseurs ?

— Eh bien, ils étaient tout à fait dans les mêmes dispositions.

— Mais qui étaient-ils ?

— Qui ils étaient ? Oh ! des gens remarquables, bien sûr, tous absolument remarquables. Rappelez-moi de vous parler d’eux un de ces jours. Vous voyez cette brique ? Wordsworth a un jour été malade sur cette brique. Un grand homme. »

Tout cela s’était passé il y avait une dizaine d’années.

Richard jeta un coup d’œil autour du grand réfectoire pour voir ce qui avait changé avec le temps et la réponse fut, bien sûr, absolument rien. Dans les sombres hauteurs, à peine perceptibles à la lueur tremblante des bougies, étaient accrochés les portraits fantomatiques des Premiers ministres, des archevêques, des réformateurs politiques et des poètes dont n’importe lequel d’entre eux aurait bien pu en son temps avoir été malade sur cette même brique.

« Alors, dit Reg, dans un chuchotement théâtral, comme s’il se mettait à parler du percement des tétines dans un couvent de bonnes sœurs, il paraît que vous avez tout d’un coup fini par très bien réussir, n’est-ce pas ?

— Eh bien, ma foi, oui, dit Richard, que ce fait étonnait autant que tout le monde, ma foi, oui. »

Autour de la table, plusieurs regards se fixèrent sur lui.

« Les ordinateurs », murmura quelqu’un d’un ton réprobateur à un voisin un peu plus loin. Et les regards fixes se firent moins tendus et se détournèrent.

« Excellent, dit Reg. Je suis si content pour vous, si content.

« Dites-moi », reprit-il, et il fallut un moment à Richard pour se rendre compte que le professeur ne s’adressait plus à lui mais qu’il s’était tourné sur sa droite pour parler à son autre voisin, « qu’est-ce que c’est que tout ce, dit-il en désignant d’un geste vague les bougies et l’argenterie du collège… tout ce tralala ? »

Son voisin, un personnage vieillot et ratatiné, se tourna très lentement et le regarda comme s’il éprouvait un certain agacement d’être ainsi tiré d’entre les morts.

« Coleridge, dit-il dans un murmure rauque, c’est le dîner Coleridge, vieil idiot. » Il pivota de nouveau très lentement la tête jusqu’au moment où il se trouva de nouveau face à la salle. Il s’appelait Cawley, il était professeur d’archéologie et d’anthropologie, et on disait souvent de lui, derrière son dos, qu’il ne considérait pas tant cela comme des études universitaires sérieuses qu’une occasion de revivre son enfance.

« Ah, c’est ça, murmura Reg, c’est donc ça, et il se retourna vers Richard. C’est le dîner Coleridge, dit-il d’un air entendu. Coleridge était élève du collège, vous savez, ajouta-t-il au bout d’un moment. Coleridge. Samuel Taylor. Poète. Je pense que vous avez entendu parler de lui. C’est son dîner. Enfin, pas littéralement, bien sûr. Ce serait froid maintenant. » Un silence. « Tenez, prenez donc un peu de sel.

— Euh, merci, je crois que je vais attendre », dit Richard, un peu surpris. On n’avait encore rien servi sur la table.

« Si si, prenez-en », insista le professeur, en lui tendant la lourde salière d’argent.

Richard cligna les yeux d’un air étonné, et tendit le bras pour la prendre. Mais le temps de cligner les yeux et la salière avait totalement disparu.

Il sursauta.

« Pas mal, hein ? » fit Reg en allant reprendre l’objet disparu derrière l’oreille de son voisin de droite aux airs de cadavre, déclenchant d’un autre coin de la table un gloussement qui ressemblait étonnamment à celui d’une jeune fille. Reg eut un sourire malicieux. « C’est une habitude très agaçante, je sais. Ça vient sur la liste des choses auxquelles il faut que je renonce juste après le tabac et les sangsues. »

Voilà donc encore une chose qui n’avait pas changé. Il y a des gens qui se curent le nez, d’autres qui ont l’habitude de rosser de vieilles dames dans la rue. Reg avait un vice inoffensif même s’il était insolite : un penchant enfantin pour les tours de prestidigitation. Richard se rappelait la première fois qu’il était allé trouver Reg avec un problème : ce n’était que cette anxiété habituelle qui périodiquement s’empare des étudiants, surtout quand ils ont une dissertation à faire, mais à l’époque cela lui avait paru un poids sombre et accablant. Reg l’avait écouté déverser son cœur d’un air extrêmement concentré puis, quand enfin Richard en avait eu terminé, il avait pris une mine grave, s’était longuement caressé le menton puis s’était penché en avant en le regardant dans le blanc des yeux.

« Je crois que votre problème, avait-il dit, est que vous avez trop de trombones dans le nez. »

Richard le dévisagea sans un mot.

« Permettez-moi de vous en faire la démonstration », fit Reg et, se penchant par-dessus son bureau, il tira du nez de Richard une chaîne de onze trombones à papier et un petit cygne en caoutchouc.

« Ah, voici le vrai coupable, dit-il en brandissant le cygne. On les trouve dans les paquets de céréales, vous savez, et ils causent des ennuis sans fin. Allons, mon cher garçon, je suis heureux que nous ayons eu cette conversation. N’hésitez pas à me déranger de nouveau si vous avez encore de tels problèmes. »

Inutile de dire que Richard n’en fit rien.

Richard jeta un coup d’œil autour de la table pour voir s’il n’y avait personne d’autre qu’il reconnaissait de l’époque où il avait été au collège.

À deux places de lui sur la gauche se trouvait le professeur qui avait été le directeur d’études de Richard en anglais et qui ne manifestait aucun signe de le reconnaître. Ce n’était guère surprenant puisque Richard avait passé ses trois années dans l’établissement à l’éviter assidûment, allant même souvent jusqu’à se laisser pousser la barbe et jusqu’à faire semblant d’être quelqu’un d’autre.

À côté de lui était assis un homme que Richard n’avait jamais réussi à identifier. Pas plus en fait que personne d’autre. Il était maigre, avait une tête de rat d’eau et il avait le nez osseux le plus extraordinairement long qu’on pût voir : il était vraiment très, très long et très osseux. En fait, il ressemblait beaucoup à cette quille si controversée qui avait aidé les Australiens à remporter l’America’s Cup en 1983 et on avait beaucoup noté cette ressemblance, mais, bien sûr, pas devant lui. Personne n’avait rien dit devant lui.

Absolument personne.

Jamais.

Quand on le rencontrait pour la première fois, on était trop surpris et trop embarrassé par son nez pour parler, la seconde fois était pire à cause de la première et ainsi de suite. Les années maintenant avaient passé, dix-sept en tout. Durant toute cette période, il avait vécu dans un cocon de silence. Dans le réfectoire, c’était depuis longtemps l’habitude des domestiques du collège de placer à sa droite et à sa gauche un jeu de salière, de poivrière et un pot de moutarde, puisque personne ne pouvait lui demander de les lui passer et que le demander à quelqu’un assis de l’autre côté de lui était non seulement grossier mais absolument impossible puisque son nez s’interposait.

L’autre détail bizarre à propos de sa personne, c’était une série de gestes qu’il faisait et qu’il répétait régulièrement tous les soirs. Ils consistaient à tapoter dans l’ordre avec chacun des doigts de sa main gauche, puis avec les doigts de sa main droite. Il tapotait alors parfois une autre partie de son corps, une jointure, un coude ou un genou. Lorsqu’il était contraint par les exigences du repas d’interrompre cette gymnastique, il se mettait à cligner les yeux et parfois à hocher la tête. Personne, bien sûr, n’avait jamais osé lui demander pourquoi il faisait cela, même si tous étaient consumés de curiosité.

Richard n’arrivait pas à voir qui était assis après lui.

Dans la direction opposée, après le voisin cadavérique de Reg, se trouvait Watkin, le professeur d’études classiques, un homme d’une sécheresse et d’une bizarrerie terrifiantes. Ses grosses lunettes sans monture étaient presque des cubes de verre solides au sein desquels ses yeux paraissaient mener une existence indépendante, comme des poissons rouges. Il avait un nez assez droit et banal, mais il portait en dessous la même barbe que Clint Eastwood. Son regard flottait autour de la table tandis qu’il sélectionnait à qui ce soir-là il allait s’adresser. Il avait pensé que sa proie pourrait bien être un des invités, le directeur récemment nommé de Radio Trois, assis en face de lui – mais celui-ci avait malheureusement déjà été pris au piège du directeur de la musique du collège et d’un professeur de philosophie. Ils étaient tous les deux occupés à expliquer à cet homme harassé que la phrase : « Trop de Mozart » était, compte tenu de toute définition raisonnable de ces trois mots, une expression en soi contradictoire et que toute phrase qui contenait une pareille expression perdrait par là même toute signification et ne pourrait donc être avancée comme faisant partie d’un argument en faveur d’une stratégie des programmes. Le pauvre homme commençait à serrer trop fort son couteau entre ses doigts. Il lançait autour de lui des regards désespérés en cherchant du secours et il commit l’erreur de poser son regard sur Watkin.

« Bonsoir », dit Watkin avec un charmant sourire, le saluant de la tête de la plus amicale façon, puis laissant son regard se poser fixement sur l’assiette de potage qu’on venait de lui servir et dont il ne voulut plus bouger. Pour l’instant. Que le bougre souffre un peu. Il voulait que son sauvetage valût au moins une bonne demi-douzaine d’engagements à la radio.

Après Watkin, Richard découvrit soudain l’origine du rire de petite fille qui avait salué le tour de prestidigitation de Reg. Car, chose assez surprenante, il s’agissait d’une petite fille. Elle avait environ huit ans, avec des cheveux blonds et l’air maussade. De sa place, elle donnait de temps en temps de petits coups de pied au pied de la table.

« Qui est-ce ? demanda Richard à Reg avec surprise.

— Qui est quoi ? » demanda Reg à Richard avec surprise.

Richard pointa discrètement un doigt dans la direction de la petite fille. « La fille, murmura-t-il, la très, très petite fille. Un nouveau professeur de maths ? »

Reg se tourna pour la dévisager. « Vous savez, fit-il, stupéfait, je n’en ai pas la moindre idée. Je n’ai jamais rien vu de pareil. Comme c’est extraordinaire. »

Là-dessus, le problème fut résolu par l’homme de la BBC, qui soudain s’arracha à la prise logique dans laquelle ses voisins l’avaient enfermé et gourmanda la fillette en lui disant de ne plus taper la table. Elle s’arrêta et se mit à donner des coups de pied dans le vide avec une vigueur redoublée. Il lui dit d’essayer de s’amuser tranquillement, alors ce fut à lui qu’elle donna un coup de pied. Cette nouvelle distraction amena une brève lueur de plaisir dans la sombre soirée qu’elle passait, mais ça ne dura pas. Son père prit brièvement à témoin toute la table pour faire partager ses sentiments à propos des baby-sitters qui laissent tomber les gens, mais personne ne se sentait de taille à poursuivre ce sujet.

« Il y a de toute évidence bien longtemps que l’on aurait dû programmer une série d’émissions sur Buxtehude, reprit le directeur de la musique. Je suis certain qu’à la première occasion vous aurez hâte de remédier à cette situation.

— Oh, euh, oui, répondit le père de la fillette en renversant un peu de potage, hum, c’est-à-dire… ce n’est pas le même que Gluck, n’est-ce pas ? »

La petite fille se remit à frapper le pied de la table. Comme son père lui jetait un regard sévère, elle pencha la tête de côté et mima avec ses lèvres une question muette.

« Pas maintenant, répondit-il le plus discrètement possible.

— Quand, alors ?

— Plus tard. Peut-être. Plus tard, nous verrons. »

Elle se rencogna d’un air maussade sur son siège.

« Toujours plus tard, fit-elle.

— Pauvre enfant, murmura Reg. Il n’y a pas un professeur à cette table qui, dans son for intérieur, ne pense pas exactement comme elle. Ah, merci. » Leur potage arrivait, détournant son attention et celle de Richard.

« Alors, dites-moi, fit Reg après qu’ils eurent tous deux avalé deux ou trois cuillerées, ce qui leur permit de parvenir indépendamment à la même conclusion, à savoir que ce n’était pas une révolution dans le domaine gustatif, qu’est-ce que vous faites, mon cher garçon ? Quelque chose dans les ordinateurs, je crois, et aussi la musique. Je croyais que vous étudiiez la littérature anglaise quand vous étiez ici – mais seulement, je m’en rends compte, à vos moments perdus. » Par-dessus le bord de sa cuiller à potage, il lança à Richard un regard significatif. « Attendez, fit-il, interrompant Richard avant même que celui-ci ait eu le temps de commencer, est-ce que je n’ai pas le vague souvenir que vous aviez une sorte d’ordinateur quand vous étiez ici ? Quand était-ce donc ? 1977 ?

— Oh, ce qu’on appelait un ordinateur en 1977 était en réalité une sorte de boulier électrique, mais…

— Oh, ne sous-estimez pas le boulier, dit Reg. Entre des mains habiles, c’est une machine à calculer très sophistiquée. En outre, il ne nécessite pas d’énergie, on peut le fabriquer avec les matériaux qu’on a sous la main et il ne tombe jamais en panne au milieu d’un travail important.

— Un boulier électrique serait donc particulièrement inutile, fit Richard.

— C’est vrai, reconnut Reg.

— Il n’y avait vraiment pas grand-chose que pouvait faire cette machine que vous n’étiez pas capable de faire vous-même en moitié de temps avec bien moins de mal, dit Richard, mais, d’un autre côté, elle était parfaite pour jouer le rôle d’un élève à l’esprit lent et un peu abruti. »

Reg lui lança un regard interrogateur.

« Je ne me doutais pas du tout qu’on en manquait, dit-il. D’où je suis, je pourrais en toucher une douzaine avec une boulette de pain.

— J’en suis certain. Mais regardez les choses de cette façon : à quoi cela sert-il vraiment d’essayer d’enseigner quelque chose à quelqu’un ? »

Cette question provoqua un murmure d’approbation sympathique d’un bout à l’autre de la table.

Richard poursuivit : « Ce que je veux dire, c’est que si vous voulez vraiment comprendre quelque chose, la meilleure façon est d’essayer de l’expliquer à quelqu’un d’autre. Ça vous oblige à organiser tout ça dans votre tête. Et plus votre élève est lent et abruti, plus il faut décomposer les choses en idées de plus en plus simples. Et c’est en cela vraiment que consiste l’essence de la programmation. Le temps que vous ayez décomposé une idée compliquée en petites étapes que même une machine stupide peut assimiler, vous avez certainement vous-même appris quelque chose à son propos. Le professeur en apprend généralement plus que l’élève. N’est-ce pas que c’est vrai ?

— Ce serait difficile d’en apprendre beaucoup moins que mes élèves, marmonna une voix à quelques places de là, sans subir une lobotomie préfrontale.

— Je passais donc des jours à m’efforcer d’écrire sur cette machine 16K des compositions qui m’auraient pris deux heures sur une machine à écrire, mais ce qui me fascinait, c’était le processus consistant à essayer d’expliquer à la machine ce que je voulais faire. J’ai pratiquement écrit moi-même le programme de ma machine à traitement de texte en Basic. Une simple opération de recherche et de remplacement d’un mot par un autre me prenait environ trois heures.

— Mais, dites-moi, êtes-vous jamais allé au bout d’une composition ?

— Eh bien, pas vraiment. Je ne suis jamais allé jusqu’au bout, mais les raisons qui m’en ont empêché étaient absolument fascinantes. J’ai découvert par exemple que… »

Il s’interrompit, riant de sa mésaventure.

« Je jouais aussi du piano dans un groupe rock, ajouta-t-il. Ça n’arrangeait rien.

— Tiens, ça je ne le savais pas, dit Reg. Votre passé a des aspects plus obscurs que je ne l’imaginais possible. Une qualité, me permettrais-je d’ajouter, qu’il partage avec cette soupe. » Il s’essuya très soigneusement la bouche avec sa serviette. « Un jour il faudra que j’aille dire un mot au personnel de la cuisine. J’aimerais être sûr qu’ils gardent bien les morceaux qu’il faut et qu’ils jettent les morceaux qu’il faut. Enfin. Un groupe de rock, dites-vous. Tiens, tiens, tiens. Bonté divine.

— Oui, reprit Richard. Nous nous appelions le Groupe Raisonnablement Bon, mais en fait, ce n’était pas le cas. Notre ambition était d’être les Beatles des années quatre-vingt, mais nous avions de bien meilleurs conseils financiers et juridiques que les Beatles n’en ont jamais eu et dont la base était « Ne t’en fais pas », alors c’est ce que nous faisions. J’ai quitté Cambridge et j’ai crevé de faim pendant trois ans.

— Mais je ne suis pas tombé sur vous durant cette période, dit Reg, et vous disiez que vous vous débrouilliez très bien ?

— Comme balayeur, oui. Il y avait un tas de saletés dans les rues. Plus qu’assez, me semblait-il, pour alimenter toute une carrière. Et je me suis fait virer pour avoir balayé mes saletés sur le secteur d’un autre balayeur. »

Reg secoua la tête. « Ce n’était pas une carrière pour vous, j’en suis sûr. Il y a une foule de professions où un pareil comportement assurerait un avancement rapide.

— J’en ai essayé quelques-unes… mais aucune d’elles beaucoup plus noble. Et je n’en ai exercé aucune très longtemps, parce que j’étais toujours trop fatigué pour le faire convenablement. On me retrouvait endormi, vautré sur le poulailler ou les classeurs, selon le poste que j’occupais. Je veillais toute la nuit avec l’ordinateur pour lui apprendre à jouer « Les Trois Petits Cochons ». Pour moi, c’était un objectif important.

— J’en suis certain, acquiesça Reg. Merci, dit-il au domestique du collège qui lui retirait son assiette de soupe à demi terminée, merci beaucoup. « Les Trois Petits Cochons », hein ? Bien. Bien. Alors, vous avez sans aucun doute fini par réussir, ce qui explique votre célébrité actuelle. C’est ça ?

— Eh bien, c’est un peu plus compliqué.

— Je le craignais. Quand même, c’est dommage que vous n’ayez pas apporté votre machine. Ça aurait peut-être amusé la pauvre jeune personne qui se voit actuellement imposer une trop morne et irritante compagnie. Une petite giclée de « Trois Petits Cochons » ferait sans doute beaucoup pour lui remonter le moral. » Il se pencha en avant pour regarder par-delà ses deux voisins de droite la petite fille, toujours affalée sur sa chaise.

« Salut », dit-il.

Elle leva un regard surpris, puis baissa les yeux timidement, se remettant à balancer les jambes.

« Quel est selon vous le pire des deux, demanda Reg, le potage ou l’assistance ? »

Elle eut un petit rire incertain et haussa les épaules, les yeux toujours baissés.

« Je crois que vous êtes sage de ne pas vous engager à ce stade, continua Reg. Pour ma part, j’attends de voir les carottes avant de porter un jugement. Ils les font bouillir depuis le week-end, mais je crains que ce ne soit peut-être pas suffisant. La seule chose qui pourrait être pire que les carottes, c’est Watkin. C’est l’homme avec les lunettes ridicules assis entre nous. Au fait, je m’appelle Reg. Venez donc me donner un coup de pied quand vous aurez un moment. »

La fillette gloussa et jeta un coup d’œil à Watkin qui se raidit et fit une tentative consternante pour sourire avec entrain.

« Allons, petite fille », lui dit-il d’un ton embarrassé et elle dut faire un effort désespéré pour réprimer un fou rire en regardant les lunettes qu’il portait. Une amorce de conversation s’ensuivit, mais la fillette avait un allié et elle commença à s’amuser un tout petit peu plus. Son père lui adressa un sourire soulagé.

Reg se retourna vers Richard qui déclara soudain : « Vous avez de la famille ?

— Euh… non, répondit Reg. Mais dites-moi. Après « Les Trois Petits Cochons », qu’avez-vous fait ?

— Eh bien, pour abréger les choses, Reg, j’ai fini par travailler pour Way Forward Technologies…

— Ah, oui, le fameux Mr. Way. Dites-moi, de quoi a-t-il l’air ? »

Richard était toujours un peu agacé par cette question, sans doute parce qu’on la lui posait si souvent.

« Il est à la fois plus sympathique et pire qu’on ne le représente dans la presse. En fait, je l’aime beaucoup. Comme tous les hommes passionnés, il est peut-être parfois un peu éprouvant, mais je le connais depuis les premiers jours de la société, quand ni lui ni moi n’avions un sou. C’est un type bien. Seulement, il faut éviter de lui donner votre numéro de téléphone, à moins que vous n’ayez un répondeur extrêmement sophistiqué.

— Comment ? Pourquoi ça ?

— Oh, il fait partie de ces gens qui ne peuvent penser que quand ils parlent. Quand il a des idées, il doit absolument les exposer tout haut à qui veut bien l’écouter. Ou alors, si les gens ne sont pas disponibles en personne, ce qui est de plus en plus souvent le cas, leur répondeur fera tout aussi bien l’affaire. Il téléphone et il leur parle. Il a une secrétaire dont le seul travail consiste à rassembler tous les enregistrements des gens à qui il a bien pu téléphoner, à les transcrire, à les classer et à lui en donner le texte le lendemain matin dans un classeur bleu.

— Un classeur bleu, hein ?

— Demandez-moi pourquoi il n’utilise pas tout simplement un magnétophone », dit Richard en haussant les épaules.

Reg envisagea le problème. « Je pense qu’il n’utilise pas de magnétophone parce qu’il n’aime pas se parler à lui-même, dit-il. Il y a là une logique. Une sorte de logique. »

Il prit une bouchée du porc au poivre qu’on venait de lui servir et la rumina un moment avant de reposer sa fourchette et son couteau.

« Alors, dit-il enfin, quel est le rôle du jeune Mac Duff dans tout cela ?

— Eh bien, Gordon m’a chargé de composer un programme important pour le Macintosh d’Apple. Un programme de comptabilité, vous voyez, un programme puissant, facile à utiliser, avec des tas de graphiques. Je lui ai demandé exactement ce qu’il voulait que je mette dedans et il m’a simplement dit : « Tout. Je veux pour cette machine ce qui se fait de mieux comme programme en chantant et en dansant. » Et, étant d’humeur assez malicieuse, je l’ai pris au mot.

« Voyez-vous, un ensemble de chiffres peut représenter tout ce que vous voulez, peut être utilisé pour dresser la carte de n’importe quelle surface ou pour moduler n’importe quel processus dynamique, etc. Or, au bout du compte, la comptabilité d’une société n’est qu’un ensemble de chiffres. Je me suis donc assis à ma table et j’ai conçu un programme qui reprend ces chiffres et en fait ce qu’on veut. Si vous voulez un simple graphique, ça vous donnera un graphique, si vous voulez un tableau complet ou un graphique des variations, ça vous donnera un tableau complet ou un graphique des variations. Si vous voulez des danseuses qui bondissent du tableau complet pour détourner l’attention des chiffres que présente le tableau, alors le programme le fera aussi. Ou bien vous pouvez transformer vos chiffres en, par exemple, un vol de mouettes et la formation dans laquelle elles volent et le battement d’ailes de chaque mouette seront déterminés par les résultats de chaque département de votre société. C’est formidable pour produire des logos animés qui veulent vraiment dire quelque chose.

« Mais le plus stupide de tout ça, c’était que si on voulait représenter les comptes de la société en musique, ça pouvait se faire aussi bien. Pour ma part, je trouvais ça ridicule. Dans les directions générales, on a trouvé ça formidable. »

Reg le considéra gravement par-dessus un bout de carotte délicatement planté sur sa fourchette devant lui, mais sans l’interrompre.

« Vous comprenez, n’importe quel aspect d’une composition musicale peut être exprimé sous forme de suite ou de formation de chiffres, reprit Richard avec enthousiasme. Les chiffres peuvent exprimer la hauteur d’une note, sa longueur, les assemblages de hauteur et de longueur…

— Vous voulez dire des airs de musique », dit Reg. La carotte n’avait toujours pas bougé.

Richard eut un grand sourire.

« Des airs, ce serait un très bon mot. Il faut que je m’en souvienne.

— Ça vous aiderait à parler plus facilement. » Reg reposa la carotte dans son assiette sans l’avoir goûtée. « Et alors, ces programmes ont eu du succès ? demanda-t-il.

— Pas tellement ici. Les résultats annuels de la plupart des sociétés britanniques finissaient par ressembler à la Danse macabre. Mais au Japon, ils se sont jetés dessus comme la vérole sur le bas clergé. Ça a donné naissance à des tas d’hymnes de société endiablés qui commençaient bien mais, si l’on veut critiquer un peu, on dirait sans doute qu’ils avaient tendance à devenir un peu bruyants et grinçants à la fin. Nous avons fait une percée spectaculaire aux États-Unis, ce qui commercialement était l’essentiel. Mais ce qui m’intéresse le plus aujourd’hui, c’est ce qui se passe si on laisse complètement tomber les comptes. Transformez directement en musique les chiffres qui représentent la façon dont battent les ailes de la mouette. Qu’est-ce que vous allez entendre ? D’après Gordon, pas le bruit des caisses enregistreuses.

— Fascinant, dit Reg. Absolument fascinant », et il porta enfin à sa bouche le bout de carotte. Puis il tourna la tête et se pencha en avant pour s’adresser à sa nouvelle amie.

« Watkin a perdu, annonça-t-il. Les carottes ont atteint un niveau comme on n’en avait jamais vu d’aussi bas. Désolé, Watkin, mais si abominable que vous soyez, les carottes, j’en ai peur, sont championnes du monde. »

La fillette gloussa avec plus d’aisance que la dernière fois et lui sourit. Watkin essayait de prendre tout cela avec bonne humeur mais, tandis qu’il tournait vers Reg un regard éperdu, on voyait bien qu’il était plus habitué à déconfire qu’à être déconfit.

« S’il te plaît, papa, je peux maintenant ? » Avec sa confiance toute neuve, même si elle était fragile, la fillette avait également trouvé une voix.

« Plus tard, insista son père.

— On est déjà plus tard. J’ai chronométré.

— Eh bien… » Il hésita et ce fut sa perte.

« Nous sommes allés en Grèce, annonça la fillette d’une voix fluette mais vibrante de respect.

— Ah, en Grèce, dit Watkin avec un petit hochement de tête. Très bien, très bien. Un endroit particulier ou juste la Grèce en général ?

— Patmos, fit-elle d’un ton résolu. C’était magnifique. Je trouve que Patmos est l’endroit le plus magnifique du monde. Sauf que le bac n’est jamais venu quand il devait venir. Jamais, jamais. J’ai chronométré. Nous avons manqué notre vol, mais ça m’était bien égal.

— Ah, Patmos, je vois, fit Watkin, de toute évidence excité par cette nouvelle. Eh bien, ce qu’il faut que vous compreniez, jeune personne, c’est que les Grecs, non contents de dominer la culture du monde classique, sont responsables aussi de la plus grande œuvre, certains diraient la seule œuvre d’authentique imagination créatrice produite en ce siècle. Je parle, bien sûr, des horaires des bacs grecs. C’est un ouvrage empli de la fiction la plus sublime. Quiconque a voyagé en mer Égée le confirmera. Je le pense. »

Elle le regarda en fronçant les sourcils.

« J’ai trouvé une urne, dit-elle.

— Ce n’était sans doute rien, lança son père, s’empressant de l’interrompre. Vous savez comment c’est. Tous ceux qui vont en Grèce pour la première fois s’imaginent avoir trouvé une urne, n’est-ce pas ? Ah, ah ! »

Il y eut un acquiescement général. C’était vrai. Agaçant, mais vrai.

« Je l’ai trouvée dans le port, dans l’eau. Alors que nous attendions ce foutu bac.

— Sarah ! Je t’ai dit…

— C’est comme ça que tu l’appelais. Et pire encore. Tu employais des mots dont je ne savais même pas que tu les connaissais. Bref, je me suis dit que si tout le monde ici était censé être si calé, quelqu’un alors pourrait me dire si c’était une véritable antiquité grecque ou pas. Je crois que c’est un objet très, très vieux. Tu veux bien leur montrer, papa ? »

Son père eut un haussement d’épaules désespéré et se mit à fouiller sous sa chaise.

« Saviez-vous, jeune personne, que l’Apocalypse a été écrite à Patmos ? Parfaitement. Par l’apôtre Jean, comme vous le savez. Ce texte, à mes yeux, présente des signes caractéristiques d’avoir été écrit en attendant un bac. Oh ! j’en suis convaincu. Cela commence, n’est-ce pas, avec cette sorte de rêverie dans laquelle on sombre quand on tue le temps, qu’on s’ennuie, vous savez, qu’on imagine des choses et puis qu’on en arrive peu à peu à une sorte d’apogée du désespoir hallucinatoire. Je trouve ça très évocateur. Voudriez-vous peut-être écrire quelque chose là-dessus ? » fit-il en la désignant du menton.

Elle le regarda comme s’il était fou.

« Eh bien, voici la chose, dit son père, en posant avec bruit l’objet sur la table. Une simple poterie, comme vous voyez. Elle n’a que six ans, ajouta-t-il avec un triste sourire, n’est-ce pas, ma chérie ?

— Sept ans », dit Sarah.

L’urne était toute petite, une douzaine de centimètres de haut sur une dizaine dans sa plus grande largeur. Le corps était presque sphérique, avec un col très étroit qui s’étendait à un peu plus de deux centimètres au-dessus du corps. Le col et la moitié environ de la surface étaient recouverts d’une croûte de terre séchée, mais les parties de l’urne qu’on pouvait voir étaient une poterie rugueuse et rougeâtre.

Sarah prit l’objet et le fourra dans les mains du professeur assis à sa droite.

« Vous avez l’air futé, dit-elle. Dites-moi ce que vous en pensez. »

Le professeur prit l’urne et la retourna d’un air un peu dédaigneux. « Je suis sûr que si vous grattiez la boue qui recouvre le fond, observa-t-il spirituellement, vous pourriez sans doute lire : « Fabriqué à Birmingham ».

— Si vieux que ça ? dit le père de Sarah avec un rire forcé. Ça fait longtemps qu’on n’a rien fait là-bas.

— De toute façon, reprit le professeur, ça n’est pas mon domaine, je fais de la biologie moléculaire. Quelqu’un d’autre veut jeter un coup d’œil ? »

Cette question ne fut pas accueillie par des cris déchaînés d’enthousiasme, mais l’urne néanmoins passa de main en main pour faire un ridicule tour de table. Elle fut examinée à la loupe, inspectée par des lunettes à montures d’écaille, observée par des demi-lunes et regardée difficilement par quelqu’un qui avait laissé ses lunettes dans son autre costume dont il craignait fort qu’on ne l’eût envoyé chez le teinturier. Personne ne semblait connaître l’âge de l’objet, ni s’en soucier beaucoup. Le visage de la fillette recommença à s’assombrir.

« Bande de rabat-joie », dit Reg à Richard. Il prit une salière sur la table et la brandit à bout de bras.

« Jeune personne, dit-il en se penchant pour lui adresser la parole.

— Oh, ça suffit, vieil idiot, marmonna Cawley, le vieil archéologue, en s’enfonçant sur sa chaise et en portant les mains à ses oreilles.

— Jeune personne, répéta Reg, considérez cette simple salière d’argent, considérez ce simple chapeau.

— Vous n’avez pas de chapeau, répondit la fillette d’un ton boudeur.

— Oh ! répliqua Reg, un moment, je vous prie, et il alla chercher son bonnet de laine rouge.

« Considérez, reprit-il, cette simple salière d’argent. Considérez ce simple bonnet de laine. Je mets la salière dans le bonnet, comme ceci, et je vous le passe. La suite du tour, ma chère enfant… dépend de vous. »

Il lui tendit le bonnet en passant devant les deux voisins qui les séparaient, Cawley et Watkin. Elle prit le bonnet et regarda à l’intérieur.

« Où est-elle passée ? demanda-t-elle, en fixant le bonnet de laine.

— Elle est là où vous l’avez mise, dit Reg.

— Oh, dit Sarah, je vois. Eh bien… ça n’était pas très bon. »

Reg haussa les épaules. « Un modeste tour, mais il m’amuse, dit-il, puis il revint à Richard. Voyons, de quoi parlions-nous ? »

Richard le regarda avec un léger sentiment de stupeur. Il savait que le professeur avait toujours été enclin à de brusques changements d’humeur, mais on aurait dit que toute chaleur en un instant l’avait quitté. Il arborait maintenant le même air absent que Richard avait vu sur son visage lorsqu’il avait ce soir-là franchi le seuil, alors qu’apparemment personne ne l’attendait. Reg parut alors se rendre compte que Richard était déconcerté et s’empressa de retrouver un sourire pour l’afficher sur son visage.

« Mon cher garçon ! dit-il. Mon cher garçon ! Mon cher, cher garçon ! Qu’est-ce que je disais ?

— Euh, vous disiez : « Mon cher garçon. »

— Oui, mais je suis certain que c’était un prélude à autre chose. Une sorte de brève toccata sur le thème de quel type magnifique vous êtes, avant d’introduire le sujet principal de mon discours, dont j’ai pour l’instant oublié la nature. Vous n’avez aucune idée de ce que j’allais dire ?

— Non.

— Oh ! ma foi, je pense que je devrais en être content. Si tout le monde savait exactement ce que j’allais dire, alors ce ne serait pas la peine que je le dise, n’est-ce pas ? Bon, comment va l’urne de notre jeune invitée ? »

Elle était en fait arrivée jusqu’à Watkin, qui avait déclaré ne pas être un expert en matière d’objets fabriqués par les anciens pour boire : il ne s’y connaissait que pour ce qu’ils y avaient écrit ensuite. Il déclara que Cawley était celui dont il fallait tous saluer les connaissances et l’expérience, et il tenta de lui passer l’urne.

« Je disais, répéta-t-il, que c’est vous qui aviez les connaissances et l’expérience que nous devrions saluer. Oh ! pour l’amour du ciel, ôtez vos mains de vos oreilles et regardez ça. »

D’une main douce mais ferme, il retira de son oreille la main droite de Cawley, lui expliqua de nouveau la situation et lui remit l’urne. Cawley en fit un examen rapide mais de toute évidence qualifié.

« Oui, dit-il, je dirais dans les deux cents ans. Très rudimentaire. Un spécimen très grossier. Absolument sans valeur, bien entendu. »

Il la reposa d’un geste péremptoire et son regard se perdit vers la galerie des vieux poètes, ce qui parut on ne sait pourquoi le mettre en colère.

L’effet sur Sarah fut immédiat. Déjà découragée, elle fut profondément accablée par cette nouvelle. Elle se mordit la lèvre et se renversa en arrière sur sa chaise, se sentant une fois de plus tout à fait puérile et déplacée parmi ces adultes. Son père d’un regard l’avertit de mieux se conduire, puis s’excusa en son nom.

« Oui, Buxtehude, s’empressa-t-il de dire. Mais oui, ce bon vieux Buxtehude. Il va falloir voir ce que nous pourrons faire. Dites-moi…

— Jeune personne, lança une voix rauque d’étonnement, vous êtes de toute évidence une magicienne et une enchanteresse douée de pouvoirs prodigieux ! »

Tous les regards se tournèrent vers Reg, le vieux cabotin. Il tenait à deux mains l’amphore et la contemplait avec une fascination délirante. Il tourna lentement son regard vers la fillette, comme si pour la première fois il mesurait la puissance d’un adversaire redouté.

« Je m’incline devant vous, murmura-t-il. Si indigne que je sois de parler en présence d’un pouvoir comme le vôtre, je vous demande la permission de vous féliciter pour un des plus beaux tours de l’art de la prestidigitation auquel j’aie eu le privilège d’assister ! »

Sarah le fixait en écarquillant les yeux.

« Puis-je montrer à l’assistance ce que vous avez accompli ? » demanda-t-il d’une voix vibrante.

Elle acquiesça d’un signe peut-être à peine perceptible, et il frappa d’un coup sec sur la table l’urne à laquelle elle tenait tant, mais maintenant tristement tombée dans un tel discrédit.

La poterie se fendit en deux parties irrégulières. La boue séchée dont elle était entourée tombant en écailles sur la table. Un côté de l’urne s’écroula, laissant l’autre debout.

Sarah regarda d’un air ébahi la forme tachée et ternie mais clairement reconnaissable de la salière en argent qui se dressait parmi les débris de l’urne.

« Vieux crétin », marmonna Cawley.

Une fois dissipés les commentaires peu flatteurs et réprobateurs provoqués par ce minable tour de passe-passe – mais dont aucun ne put ternir l’admiration qui brillait dans les yeux de Sarah –, Reg se tourna vers Richard et lui dit nonchalamment :

« Qui était donc cet ami que vous aviez quand vous étiez ici, est-ce que vous le revoyez jamais ? Un type avec un drôle de nom d’Europe de l’Est. Svlad quelque chose. Svlad Cjelli. Vous vous rappelez ?… »

Richard le regarda un moment sans comprendre.

« Svlad ? dit-il. Oh ! vous voulez dire Dirk. Dirk Cjelli. Non. Je ne suis jamais resté en contact. Je suis tombé sur lui deux ou trois fois dans la rue, mais c’est tout. Je crois qu’il change de nom de temps en temps. Pourquoi me demandez-vous ça ? »

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